marcela levi

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Marcela Levi & Lucía Russo
2025


Autour de 3 contra 2 Psico Trópicos

Depuis 15 ans, nous codirigeons Improvável Produções, une plateforme de formation, de recherche et de création résidant au Centro Coreográfico do Rio de Janeiro, à Tijuca, quartier au nord de la ville. Dans un immense effort pour surmonter le manque de soutien qui afflige et affaiblit la scène de la danse de recherche indépendante au Brésil, nous travaillons quotidiennement et continuellement en collaboration avec un petit groupe d'artistes, partenaires de longue date. Improvável parie sur une direction partagée, accueillant plus d’une voix. En consonance avec ce pari, nous collaborons avec des artistes de parcours divers. Ainsi, la polyrythmie dans notre travail n’est pas qu’un thème limité à « 3 against 2 : Psycho Tropics », mais un modus operandi, une clé qui nous permet d’imaginer, en pratique, d’autres modes de vivre ensemble.

La notion de polyrythmie en musique peut être définie comme « un ajustement dans le désajustement »[1] . Comment pourrait le désajustement s’ajuster ? Cette question nous invite à penser 1 le désajustement comme une perspective de l’ajustement. Est-ce que quelque chose que nous reconnaissons comme ajustement - et alors nous pensons aussi au terme musical « accord » - pourrait-il sonner, balancer, « groover » précisément du fait de placer des différences côte à côte, c'est-à-dire dans un contact non hiérarchisé ?

Pour que cette utopie – « vivre ensemble entre différents » –pèse, « tombe dans le réel », il faut la pratiquer. Et la pratique suppose du temps et de la persévérance, permettant d’élaborer, de penser et de ressentir les tensions qui surgissent, pour que des déplacements et des réaménagements deviennent possibles. Prendre contact, se laisser traverser, est quelque chose qui demande du temps et de la confiance.

Pourtant, les collaborations à long terme présentent également des défis. Comment éviter de céder au « supposé connu » ou au déjà su après des années de contact avec quelque chose, quelqu'un ou une pratique? Comment conserver la fraîcheur et l’intérêt? Et enfin, comment soutenir un travail continu où le compromis avec l’inaugural subsiste? C’est à ce point-là que l’opacité[2] nous apparaît 2 comme une clé possible pour maintenir la fraîcheur soutenable.


Dans notre travail quotidien – ce qui se reflète également dans la dramaturgie de nos créations – nous cherchons à déplacer la fonction du fil d'Ariane. Au lieu de l'utiliser pour sortir du labyrinthe, nous imaginons des manières de l'utiliser pour (nous) inviter à entrer dans un chemin courbe, qui va et vient dans le temps et qui, comme la mémoire, fourmille d'inventions fruits de lapsus.

Cet intérêt-obsession de partage de pièces délibérément et méticuleusement remplies de lacunes et de fentes nous impose également des défis et des questions: comment tisser avec des lacunes sans provoquer de déconnexion, c'est-à-dire sans rompre le fil avec le spectateur? Cette question nous accompagne fortement ces derniers temps.

Enfin, dans une perspective polyrythmique, on ne penserait donc pas à une genèse au sens d'un commencement unique, mais à une pluralité de genèses génératives.

La polyrythmie se fait entre différents rythmes joués simultanément. Sa dynamique nous semble très intéressante, car elle articule simultanément la relation comme confluence et différence.

Dans un environnement-monde marqué par la polarisation qui génère des ruptures dans les relations et les trames de convivialité sociale entre des êtres différents, nous nous demandons comment il serait possible d'inclure ces tensions, inhérentes aux différences comme dynamique interne, pour construire et pour mettre en relation. C'est là que la notion de polyrythmie en musique, et la forêt pensée comme un orchestre polyrythmique et polyphonique, nous aident à imaginer-pratiquer d'autres manières de vivre ensemble.

Comme nous l'avons mentionné précédemment, nous menons un travail de recherche continu depuis 15 ans. Il nous arrive souvent d'être au milieu d'un processus créatif lorsque nous entrevoyons des questions qui se déploieront lors d’une prochaine création. C'est exactement ce qui s'est passé dans le cas de « 3 against 2: Psycho Tropics ». Nous étions dans le processus de recherche pour « chãO », la création précédente, lorsque, lors d'une répétition, Lucas – un performeur et assistant avec qui nous travaillons depuis six ans et voguer Legendary dans la scène Ballroom – était en train de travailler sur une variation de Old Way. Au même moment, Martim – pianiste et interprète, également notre partenaire de longue date – jouait un fragment de « L'Après- midi d'un faune », de Debussy. À ce moment-là, nous avons réalisé que c’était là le labyrinthe dans lequel nous nous enfoncerions à l'avenir. Cette rencontre est restée une pierre d’attente.

Parier sur ce qui peut émerger d'une rencontre horizontale entre des rythmes différents et contrastés est la pratique que nous entretenons depuis quelques années pour co-imaginer, en dialogue avec le poète martiniquais Édouard Glissant, ce que nous appelons des « pièces-archipel ». Des pièces qui embrassent, dans leur dramaturgie, un tourbillon de rencontres tissés à travers des recherches minutieuses visant à articuler des danses et des musiques provenant de divers temps et espaces.

Le style Old Way du voguing, qui se caractérise par la formation de lignes, de la symétrie et de la précision, s’inspire des hiéroglyphes égyptiens. « L'Après-midi d'un Faune », la première chorégraphie de Nijinsky, s'inspire des frises grecques, des fresques égyptiennes et assyriennes. Dans les deux cas, on retrouve la forte présence de la géométrie, l'aspect érotique et les pauses.

Et si le Faune – entité hybride et enchantée des forêts, des mythes et du ballet de Nijinsky – se croise avec la géométrie queer du style Old Way? Et si le mythe égyptien d’Isis et Osiris se transformait en rap, tout comme Isis devient un oiseau pour traverser les mers ? Et si le nom du dieu Pan – qui peut aussi être Faune et Dionysos – résonnait sous la forme « Pan Pan Pan Pan», faisant ainsi sonner la Cinquième Symphonie de Beethoven ? La foule délire-t-elle? Ou est-ce Pan Pan Pan panique, terreur et bombe, avec la foule en embrasement ?

Le terme « Psycho Tropics », associé à « 3 contre 2 », c'est-à-dire à la polyrythmie, est un jeu de mots qui offre un indice quant à notre rapport à cette référence. Selon le penseur indigène Ailton Krenak, la forêt tropicale est une toile de vies entrelacées, avec ses balances, ses méandres, ses dénivelés et ses sons, habitée par des corps légers, enracinés, volants et rampants. Si nous pouvions visualiser la polyrythmie, elle constituerait la physique et la métaphysique de la forêt tropicale.

Autrement dit, nous imaginons que si la polyrythmie pouvait être vue, elle aurait le corps psycho- physique de la forêt: un organisme collectif complexe, où coexistent et interagissent de multiples vies, dans un topos tramé par l'entrelacement de rythmes différents, superposés et complémentaires, créant un mouvement à la fois individuel et collectif, organisé et imprévisible.

Ci-dessous, nous avons répertorié quelques notes, questions et fabulations qui ont guidé le processus de tissage de « 3 against 2: Psycho Tropics », un exercice chorégraphique qui cherche à imaginer une rencontre fictive entre le Faune de Nijinsky et le style Old Way du voguing :

Tramer une danse dans un temps qui se plie en avant et en arrière. Tisser des trames articulées autour d'intervalles considérés comme des espaces ouverts à la résonance.

Devenir DJ : travailler de manière performative et dramaturgique le temps comme un DJ, à travers des rotations, des retournements, des contractions, des distorsions, des suspensions et des pauses.

Il s'agit de distordre, de renverser l’architecture théâtrale frontale et centralisatrice. Redistribuer les vecteurs d'attention, littéralement sortir de l'avant, c'est-à-dire hacker la frontalité depuis son intérieur, en occupant l'espace théâtral comme un site specific en se déplaçant avec des matériaux sensibles, visuels et sonores, entre scène et public, en haut et en bas, de côté et d'autre, devant et derrière. Distordre l'espace, le faire tourner.

Engendrer des chemins courbes et labyrinthiques à travers des figures fragmentées qui se montent, se démontent, se remontent et se remixent. Des corps polyrythmiques, multiples, qui sonnent/se déplacent dans plusieurs rythmes et directions en même temps.

Tramer une relation dialectique entre la bidimensionnalité et la tridimensionnalité, la géométrie et le psychédélisme. Psychédéliser la géométrie: la perspectiver, la facetter, laisser la droite se courber lorsqu'elle touche sa limite d'extension, tout comme la « ligne » de l'horizon cache la courbe qu'on ne peut pas voir, mais qui est bien là. " this is acid”

Le processus de création a duré six mois. Nous répétons cinq fois par semaine, six heures par jour. La journée commence avec des cours donnés par nos soins ainsi que par notre assistant, le performeur et co-créateur Lucas Fonseca. Ces dernières années, notre entraînement a cherché à tramer, dans une approche singulière, les perspectives et les déclencheurs cinétiques du training développé par le metteur en scène polonais Jerzy Grotowski, du contact-improvisation et du voguing. Nous travaillons sur la fragmentation du corps en conduction osseuse, dans une anatomie fabulatoire où le corps se structure dans les intervalles, dans les espaces-entre, qui soutiennent la fluctuation de ce que l'on appelle les masses osseuses (crâne, omoplates, coudes, côtes, bassin et pieds).

Entre les masses, des intervalles et des oppositions permettent au corps de se dédoubler en de multiples centres moteurs, engendrant ce que l'on appelle le « corps-assemblée ». Après notre cours du matin, nous nous consacrons à une étude minutieuse des références, dans un processus de montage, de démontage et de remontage dans les domaines performatif et dramaturgique, à la recherche d'un tissage tramé avec ce que le chercheur et curateur André Lepecki a appelé « distanciation d’attachement »: chercher, inventer, révéler et reconnaître des relations sans que les différences soient supprimées. Nous associons des danses et des musiques lointaines dans le temps et dans l’espace à travers une trame construite sur l’hétéronymie, c’est-à-dire depuis l’autre, avec l’autre.

Ainsi, on ne recherche pas d'associations directes, mais on fait des sauts pour garantir les intervalles qui engendrent, par des liaisons fines et fortes, les toiles. La toile qu’on a tramée en 3 against 2 est entraînée par la polyrythmie qui se construit dans le temps inspirée par des êtres hybrides et métamorphiques tels qu’Isis, qui, dans la mythologie égyptienne, se transforme en oiseau; Oxumaré, qui, dans la cosmologie africaine, est masculin et féminin, arc-en-ciel et serpent; et le Faune, un être mythologique hybride, mi-homme, mi-bouc.

Nous abordons l'imaginaire brésilien non pas comme un thème, mais plutôt comme un environnement plastique, c'est-à-dire un champ de forces dans lequel nous sommes insérées, et cette insertion nous demande une certaine distanciation pour pouvoir le penser, c’est-à-dire pour le déplacer.


Et oui, peut-être que notre leitmotiv soit d’articuler, à partir de traits contextuels, des pratiques relationnelles qui n’écrasent pas les fentes. Selon Glissant, le nouveau et l'inattendu ne peuvent surgir que de la rencontre non hiérarchisée entre des êtres différents. Par conséquent, cette question fondamentale, voire l’obsession de fabuler et de rechercher des entrelacements historiques entre danses et musiques provenant de multiples espaces-temps, concerne ceci: répondre par une trame de relations horizontales à des contextes qui portent un historique violent de pillages et d’exploitation de cultures différentes de la leur.

C'est une pratique, une manière de vivre, une vision du monde portée par l'expérience de la rencontre avec le divers, non seulement comme une menace ou quelque chose qui rend exotique – c'est-à-dire quelque chose qui active historiquement le binôme colonialiste « tuer ou mourir » –, mais comme une possibilité d'expansion et de transformation, par l'acte de se laisser traverser. ÊtRelation.

Bien que nous soyons situées à Rio de Janeiro, nous dialoguons avec des artistes, des situations et des penseurs de différentes temps et lieux. Nous nous percevons comme faisant partie d’une société entre sociétés. Cette complexité et diversité de relations auxquelles nous participons, affectent et opèrent, directement et indirectement, le travail d'Improvável.


Je peux changer par mes échanges avec les autres, sans pour autant perdre ou diluer l’estime de
soi. Et c’est la pensée en archipel qui nous enseigne cela.

Hans Ulrich Obrist dans une conversation avec Édouard Glissant

[1]“Fit while unfitting”, c'est-à-dire la superposition de rythmes qui se combinent de manière apparemment ordonnée, mais qui conservent en même temps une certaine 'dissonance' ou complexité. Cela reflète la nature des polyrhythmies, où, bien que les rythmes 's'ajustent', il existe une sensation de décalage ou de 'désajustement' rythmique.

[2]"La pensée de l'opacité me garde des voies univoques et des choix irréversibles. (…) droit à l'opacité, qui n'est pas l'enfermement dans une autarcie impénétrable, mais la subsistance dans une singularité non réductible. Des opacités peuvent coexister, confluer, tramant des tissus dont la véritable compréhension porterait sur la texture de cette trame et non pas sur la nature des composantes." Pour l'opacité, d'Édouard Glissant (dans Poétique de la Relation).