marcela levi
Wilson Le Personnic: Entretien avec Marcela Levi et Lucía Russo
Avril 2025
Marcela, Lucía, vous travaillez ensemble depuis une quinzaine d’années à Rio de Janeiro, où vous avez créé une plateforme dédiée à la formation, à la recherche et à la création artistique. Pourriez-vous nous présenter ce contexte dans lequel s’inscrit votre travail ?
Le contexte brésilien, marqué par une grande précarité, nous pousse à imaginer autrement notre manière de faire. Cela passe notamment par le choix de travailler en collaboration avec d’autres artistes. C’est pour nous une manière très concrète d’expérimenter d’autres manières de vivre ensemble, au-delà des discours. Cette idée – coexister entre différences – ne peut prendre corps que si elle est mise en pratique. Et cette pratique demande du temps, de la persévérance : pour penser ensemble, ressentir ensemble, mais aussi accueillir les tensions, les frictions, qui seules permettent de vrais déplacements, de véritables réajustements. Prendre contact avec l’autre, se laisser traverser par l’inconnu, suppose un temps long, une confiance qui se construit. Mais les collaborations durables posent aussi leurs propres défis : comment éviter de s’enliser dans le confort du déjà connu ? Comment continuer à s’étonner, à se décaler, à rester en mouvement ? L’idée d’opacité est une piste que nous explorons pour maintenir cette fraîcheur. Dans notre travail comme dans notre quotidien, nous cherchons à déplacer la fonction du fil d’Ariane : au lieu de l’utiliser pour sortir du labyrinthe, nous l’envisageons comme une invitation à y entrer, à suivre des chemins sinueux, des détours, des mémoires qui se construisent autant dans les oublis que dans les souvenirs. Cette obsession du partage de formes pleines de fentes, de manques, nous confronte à une question récurrente : comment tisser une relation avec ces lacunes sans provoquer la rupture avec le spectateur ? Comment proposer des zones d’ombre sans couper le lien ? Ce fil de questionnement est très présent pour nous aujourd’hui car il nous pousse à inventer de nouvelles manières de raconter, non plus dans une logique d’origine unique, mais dans une perspective polyrythmique : une pluralité de débuts, de genèses, qui coexistent et se répondent.
Pourriez-vous retracer la genèse de 3 against 2 : Psycho Tropics ?
Notre travail de création se développe dans la durée, et parfois, une future pièce naît au cœur même d’un processus en cours. Pour 3 against 2 : Psycho Tropics, c’est exactement ce qui s’est passé : alors que nous étions en studio pour chãO, Lucas s’est mis à voguer pendant que Martim jouait un extrait de L’Après-midi d’un faune. Cette image nous a tout de suite frappées, comme le premier geste d’une nouvelle recherche. Nous avons gardé cette rencontre en suspens, comme une promesse. Elle est devenue le point de départ d’un travail que nous menons depuis plusieurs années : créer des « pièces-archipel », selon l’expression d’Édouard Glissant. Des pièces construites à partir de croisements, de chocs, d’affinités entre des rythmes, des formes, des mythes issus de temps et de territoires différents. Le style Old Way du voguing, inspiré des hiéroglyphes égyptiens, se caractérise par la géométrie, la précision, les pauses. L’Après-midi d’un faune, première pièce chorégraphiée par Nijinsky, puise elle aussi dans l’imaginaire visuel des frises antiques, égyptiennes et assyriennes. Ces deux univers partagent une forte dimension érotique et symbolique. Nous nous sommes demandé : que se passerait-il si le faune, créature hybride, à la fois mythique et sensuelle, rencontrait la géométrie queer du voguing Old Way ? Si les récits antiques, comme celui d’Isis et Osiris, se mêlaient au langage du rap ? Et si le nom du dieu Pan résonnait (Pan Pan Pan Pan) en écho avec le célèbre motif à quatre notes de la Cinquième Symphonie de Beethoven, que l’on pourrait transcrire lui aussi par pan pan pan pan ?
Comment avez-vous imaginé chorégraphiquement ces différentes rencontres ?
La pièce s’est construite comme une fabulation : une rencontre fictive entre le Faune de Nijinsky et le style Old Way du voguing. Ce croisement a ouvert un champ d’exploration où le temps, l’espace et le mouvement sont traités comme des matières à plier, à tordre, à décaler. Nous avons travaillé la danse comme une sorte de tissage, articulé autour de pauses, d’intervalles, de suspensions, des espaces où le geste peut résonner autrement. Le vocabulaire chorégraphique s’est construit à partir de figures fragmentées, en constante transformation. Des corps qui se recomposent, se démontent, se remixent en permanence. Des corps polyrythmiques, traversés par plusieurs directions, plusieurs rythmes à la fois. Une des images clés de notre recherche a été celle du DJ : travailler le temps comme une matière sonore, en le remixant, en le retournant, en le distordant. Nous avons aussi cherché à décentrer le regard. Sortir de la frontalité classique du théâtre, hacker sa structure de l’intérieur. Les danseur·euses se déplacent dans l’espace comme s’il s’agissait d’un lieu à explorer dans toutes ses dimensions : devant, derrière, sur les côtés, en haut, en bas, entre la scène et le public.
Pourriez-vous donner un aperçu de votre processus chorégraphique ?
Ces dernières années, notre entraînement corporel s’est construit en tissant ensemble plusieurs pratiques : les explorations kinésiques de Jerzy Grotowski, le contact-improvisation et le voguing. À partir de là, nous avons développé une approche singulière, centrée sur la fragmentation du corps et la conduction osseuse. Nous travaillons sur une anatomie imaginée, où le corps se déploie dans les intervalles, les espaces-entre, qui séparent les grandes masses osseuses (crâne, omoplates, coudes, bassin, etc.). Ces espaces permettent au corps de se multiplier en centres moteurs distincts, générant ce que nous appelons un « corps-assemblée » : un corps collectif en soi, composé de mouvements opposés, divergents et complémentaires. Chaque journée de travail commence par un entraînement physique, suivi d’un temps d’étude approfondie des références. C’est un processus de montage, démontage et remontage, autant sur le plan chorégraphique que dramaturgique. Nous cherchons à créer des relations complexes, selon ce qu’André Lepecki appelle une « distanciation d’attachement » : relier sans effacer les différences. Nous mêlons des danses, des sons, des figures provenant d’époques et de cultures diverses, non pas pour les fusionner, mais pour faire dialoguer les écarts, les intervalles. Parmi nos figures inspirantes : Isis, qui devient oiseau pour traverser les mers ; Oxumaré, à la fois arc-en-ciel et serpent, masculin et féminin ; ou encore le Faune, être hybride et mythologique. C’est à partir de ces formes de métamorphose que nous avons tricoté la polyrythmie vivante de 3 against 2 : Psycho Tropics.
La notion de polyrythmie est un fil rouge important dans le processus de 3 against 2 : Psycho Tropics. Qu’est-ce qui vous a amené à travailler autour de cette notion ?
Ce qui nous a conduit·es vers la polyrythmie, c’est ce qu’elle symbolise : la coexistence de rythmes différents, présents en même temps, sans qu’aucun ne prenne le dessus. Elle incarnait précisément ce que nous cherchions à explorer : une manière de faire cohabiter des gestes, des rythmes, des présences, sans hiérarchie. Ce principe nous a offert un cadre pour approfondir une question qui traverse notre travail depuis longtemps : comment accueillir la différence sans la lisser ni l’effacer ? Dans un contexte mondial de plus en plus polarisé, nous avons voulu explorer ce que signifie vivre avec la tension, sans chercher à la neutraliser. La polyrythmie devient alors un outil poétique et politique pour penser d’autres manières de coexister : une forme de lien où les divergences ne sont pas un obstacle, mais une source de vitalité. Une grande source d’inspiration pour cela a été la forêt tropicale, que nous avons envisagée comme un orchestre vivant, hétérogène, polyphonique. Elle nous invite à imaginer un « vivre ensemble » où les différences ne sont ni hiérarchisées ni effacées, mais mises en relation dans une dynamique en perpétuel mouvement.
Quel lien faites-vous entre la polyrythmie et l’écosystème forestier ?
Pour nous, la forêt tropicale n’est pas seulement un décor ou une image, mais une manière de penser et de sentir. Le penseur indigène Ailton Krenak décrit la forêt comme un réseau vivant, traversé de sons, de courbes, de déséquilibres et de mouvements. On y trouve des formes de vie très diverses : enracinées, légères, volantes, rampantes. En ce sens, nous aimons imaginer que la polyrythmie, ce mélange de rythmes différents qui coexistent, serait, si elle pouvait être rendue visible, comme le corps vivant de cette forêt. Elle incarne pour nous un modèle de complexité collective, où des éléments distincts cohabitent, s’entrelacent et interagissent sans hiérarchie. C’est une manière d’inventer un espace partagé : un mouvement à la fois individuel et commun, structuré mais imprévisible. La forêt devient alors une image sensible et organique de ce que pourrait être une polyrythmie vivante.
Quel rôle joue l’imaginaire brésilien dans votre recherche ?
Pour nous, l’imaginaire brésilien n’est pas juste un thème : c’est un environnement vivant dans lequel nous évoluons. Il influence nos perceptions, nos gestes, nos choix. Cela dit, nous cherchons aussi à prendre du recul, à le questionner, à le déplacer. Notre démarche consiste à créer des relations à partir de ce contexte, sans gommer ses contradictions ou ses ruptures. Comme le disait Édouard Glissant, c’est dans les rencontres entre différences, sans hiérarchie, que naît le nouveau. C’est pourquoi nous cherchons à tisser des liens entre des danses, des musiques, des histoires venues de différents lieux et époques, pour répondre à une histoire marquée par l’exploitation des cultures, par une trame de relations plus égalitaire.
Diriez-vous que votre travail artistique est engagé, voire militant ?
Nous ne définissons pas notre démarche comme militante au sens strict, mais plutôt comme une manière d’être au monde. Notre pratique part de la rencontre avec l’altérité, non pas comme une menace ou un exotisme, mais comme une source d’ouverture, de transformation. Il s’agit de se laisser traverser par l’autre, d’entrer en relation. Être en relation, c’est aussi reconnaître que notre ancrage à Rio de Janeiro ne nous enferme pas dans une seule réalité. Nous évoluons dans un réseau de dialogues avec des artistes, des penseurs, des contextes venus d’ailleurs, d’autres territoires, d’autres temporalités. Nous faisons partie d’un monde tissé de multiples mondes, en imaginant, à partir de la vision du monde yanomami, une réalité où la société humaine n’est qu’une parmi d’autres (sociétés des jaguars, sociétés des rivières, sociétés humaines, etc.), un cosmos tressé de collectifs différents et interdépendants, un espace traversé de flux, d’histoires, de tensions et de désirs à la fois communs et singuliers. Cette multiplicité de relations nourrit notre travail autant qu’elle le déplace. Elle agit comme une force politique, dans la mesure où elle questionne les logiques de domination, les récits fixes, les hiérarchies culturelles. Notre engagement réside là : dans une pratique qui cherche à créer des formes poreuses, ouvertes, capables d’accueillir la complexité du monde sans la simplifier.
Le 19 mai au Centre Chorégraphique National de Caen
Le 22 mai au Passages Transfestival Metz
Du 26 au 28 mai au Théâtre de la Ville Paris